« Aux » diable Babylone !

Par Nina K

Les volumes de ces pièces,  ces espaces et ces murs, les ont vus grandir, muer, sortir de l’enfance vers l’adolescence puis entamer l’âge adulte. Leurs paroles imprimées sur des ardoises imaginaires sont encore là,  leurs voix résonnent encore rauques, tonitruantes, discordantes.

Et puis, il y a cette femme vieillie par le malheur et le désespoir, cette mère qui les a portés, veillés, nourris. Cette femme qui les a aimés au-delà de l’amour maternel, au-delà de l’affection, au-delà de la douleur et du chagrin. Mais surtout, elle les a aimés au-delà du malheur. Je les entends encore parler, discuter tous ensemble réunis, tous les cinq, même si cela ne leur était pas coûtumier. Une vie quotidienne, en remous, ponctuée par des crises existentielles qui affectaient tantôt les enfants, souvent les parents.

Elle  leur avait enseigné les choses de la vie et leur perception par la société. Mais tant de fois elle s’était sentie coupable d’avoir failli car ayant entrainé ses propres enfants dans le tourbillon des discordes et de la mésentente. A-t-elle seulement connu un jour de bonheur dans sa vie, cette femme engluée dans sa propre désinvolture à faire face au destin qui s’acharne à la tourmenter?

Il m’arrive souvent de m’attarder sur une question qui me taraude à propos de la situation sociale de la femme algérienne.

Je me dis : moi qui en suis une, quelle réponse pourrais-je donner si elle m’était posée.

Observant en permanence la société dans laquelle je vis et dont je suis partie intégrante, je parle beaucoup aux gens, aux femmes particulièrement, de toute condition sociale. Certaines ne sont pas instruites, sans emploi, d’autres occupent des postes de responsabilité. Je les jauge, les écoute, les regarde, les sonde. C’est  à travers leurs récits que j’ai fini par me faire une idée de ce qu’est  le défaitisme chez elles, voire leur exaspérante soumission face à un père,  un frère ou un mari, puis face à la vie.

Que nenni ! Cette femme qui dirige d’une main de fer sa maison, décide du menu du jour, de la décoration intérieure, qui choisit une épouse pour son fils et va jusqu’à décider si la belle-fille vivra ou pas chez elle,  ne peut en aucun cas être une femme soumise. Cela renseigne au contraire sur le tempérament  de la femme algérienne qui, au travers de compromis factices et strictement conventionnels, jouit d’une intangible, voire d’une incommensurable liberté ayant pour seule dispositif de défense, la patience.

Mais la patience de cette mère qui n’en n’a pas fini d’entendre et de subir les sempiternelles complaintes de son époux s’apparente aujourd’hui  à une corde raide prête à rompre tant le poids de la soumission lui est devenue insupportable.

La disparition soudaine des fruits de ses entrailles a défait maille par maille, la toile de ses espoirs.

Des espoirs qu’elle avait fondés sur ces deux hommes dont elle a façonné la personnalité comme un sculpteur une œuvre intemporelle.

A quoi lui ont servi la souffrance, la patience ?

Dans le jeu de la vie, nous les mortels, nous oublions que chaque jour qu’elle nous offre, n’est en fait qu’un jour de moins qui nous rapproche d’une fin certaine.

Et c’est l’espoir d’un lendemain meilleur qui détermine le pourquoi de cet attachement inepte à la vie.

La foi en l’avenir vient, chez cette mère, s’ajouter à la foi en Dieu. L’Homme est porté à croire que  par la force de la seule foi il en arrive à repousser le malheur. Mais le malheur est tel une hyène affamée tapie dans l’ombre,  il n’est jamais loin.

Plus de portes qui s’ouvrent à tout va et à toute heure de la journée, plus de marmite ni de plats fumants, plus de  galette à pétrir, plus d’envies à combler, plus de chemises à repasser, plus de chaussettes à frotter. Comme sur une ardoise magique, la vie de deux êtres balayée d’un revers de la main. Ils ne sont plus là,  et elle est partie.

Elle se terre désormais dans ses prières car même leur souvenir lui échappe. Son cœur meurtri ne veut plus qu’une chose, les revoir,  les étreindre juste une fois.

Comme un somnambule, elle ouvre la grande armoire en bois, regarde la pile de linge laissée telle quelle, tend la main pour caresser les pulls de ses fils, en prend un,  le hume, cherche leur odeur et regrette de s’être hâtée de laver leurs effets après leur départ imprévu. L’angoisse la ronge, elle ne sait pas où ils sont. Ils se sont volatilisés et c’est comme s’ils n’avaient jamais existé.

La nuit, l’insomniaque se demande si là où ils sont ils n’ont pas froid, s’ils sont bien couverts, s’ils ont mangé à leur faim. Ses yeux mornes cherchent vainement une explication dans leur regard, dans l’expression de leur visage, sur ces photos récentes qu’ils lui ont laissées, seul legs de ses fils.  Elle  n’a plus ni espoir ni patience.

Désormais, elle veut juste rester lucide.

La nuit, elle les entend introduire la clé dans la serrure et se dit qu’ils sont revenus, se met sur son séant et tend l’oreille,  mais ce ne sont pas eux. Et de nouveau, sa nuit se transforme en enfer et le jour en géhenne.

Comme une femme sur le point d’enfanter qui attend avec impatience le moment de la délivrance, ce moment magique même si douloureux et dont la fin est  en général heureuse, elle attend.  Mais ils ne reviendront pas. Elle ne les reverra pas, elle qui aurait tant voulu recueillir leur dernier souffle.

Ils sont morts sans dépouille, sans sépulture, sans tombe, sans épitaphe, sans but, sans cause.

Pour la mauvaise cause.

Pour toi B.

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